auparavant. L’extrait de texte, en exergue, est parvenu dans les messageries de
ceux·celles qui, comme moi, ont écrit à la galerie pendant sa fermeture estivale.
expérimentés ailleurs. Discrète, cette action est pourtant repérable pour tout·e
approfondit ce qui en constitue l’objet central. Depuis une dizaine d’années, en
nos modes de vie et de travail. Défendant une approche conceptuelle de l’art et
contexte sociopolitique occidental et à celui spécifique des mondes de l’art.
le ton à travers son protocole à activer, modalité caractéristique de la démarche
collaborations souvent implicites. Ces messages d’absence informent sur les
le congé, dans une société qui valorise le productivisme. Ils empruntent aux
lectures de l’artiste [1], dont les projets sont traversés par d’autres noms que le
sien et s’inscrivent dans une histoire de la pensée, de l’art et du son. C’est, par
[2], second protocole activé avant le début de l’exposition : en lieu et place du
emprunter pour sa visite. « À l’entrée de chaque galerie, se mettre à pleurer et
visiter l’exposition ainsi, le regard troublé » est placée dans les dépliants de
réseaux d’informations artistiques et met en évidence l’importance de la
communication dans l’écologie contemporaine de l’art.
Ce jeu avec le contexte institutionnel de l’art, Matthieu Saladin l’étend à
l’ensemble des conditions de l’exposition, en s’infiltrant dans le moindre de ses
interstices – jusqu’aux horaires d’ouverture de la galerie (Flash Crash) ou aux
prix des œuvres à acquérir (Les dépenses). Il déplace même son travail pour
investir l’espace public : en réponse à Regard troublé, la performance Un·e
passant·e est réalisée chaque jour par un·e acteur·rice chargé·e de passer
devant les vitrines de la galerie en pleurant. L’espace public est également
transformé en arrière-plan de l’exposition quand Matthieu Saladin choisit de
positionner stratégiquement l’écran du Débat entre Emmanuel Macron et Marine
Le Pen, pour les présidentielles de 2022, contre les vitrines de la galerie – une
manière de rappeler que c’est un « domaine politique [3] ». L’ensemble de
l’exposition fonctionne sur ces jeux d’attention, faits d’échos entre et au-delà des
œuvres présentées. Il se concentre, aussi et surtout, sur l’histoire et les
conséquences des crises économiques, que Matthieu Saladin observe
scrupuleusement en s’appropriant données, valeurs et statistiques. Quand la
série Krachs (The Economist) découpe le relevé des plus importants krachs
boursiers du 21e siècle sur les couvertures du magazine The Economist, la
longue liste, publiée dans Élégie économique, des profits, des fluctuations de
prix et des endettements, rappelle que nos conditions de vie sont soumises à
l’économie de marché. Qu’elles soient transformées en motif ou utilisées dans
l’écriture de protocoles, ces informations empruntées au champ de l’économie
sont ici transposées dans celui de l’art, telle une constante dans la démarche de
l’artiste, que l’exposition « Détresse & dividendes » met clairement en évidence.
Le·la visiteur·euse peut ainsi aller et venir, d’une pièce à l’autre, pour circuler
entre les formes, les sons, les mots et les valeurs.
L’espace réifié est susceptible de perdurer encore, titre donné à l’action
réalisée sur l’espace physique de la galerie et ses cimaises, traduit l’enjeu de
l’œuvre de Matthieu Saladin telle que cette exposition nous la raconte. Il vient
symboliser la persistance d’une « gouvernance par les nombres [4] », mais aussi
et surtout de leur prise en charge par l’art. Si, comme le rappelle Alain Supiot, la
multiplication des crises est le symptôme d’un délabrement des institutions, de
nombreux·ses artistes ont tenté de penser des modèles économiques alternatifs
depuis le 19e siècle. Matthieu Saladin, quant à lui, ne vise pas à « redéfinir la
valeur économique […] à l’aune de la valeur artistique [5] », mais préfère
proposer une analyse critique efficace des rapports de pouvoir qui conditionnent
notre société. L’économie devient ainsi le gimmick d’une exposition sur fond de
crises (politiques, économiques, écologiques, sociales), où l’artiste montre,
représente, explore et commente la séparation entre « détresse & dividendes ».
Souvent avec humour et parfois avec une pointe de sarcasme, l’exposition de
Matthieu Saladin rappelle que l’effet potentiel de l’art, face à ces problématiques
qui le dépassent, ne reste que limité, « pétrifié ». Trying to convert a sponge
into a stone (you’ll never break a window with it), qui ouvre et ferme
l’exposition, ne peut dire mieux cet état de fait.
Émeline Jaret – 08.2023
Émeline Jaret est Maîtresse de conférences en Histoire de l’art contemporain à l’université
Rennes 2 et membre de PTAC (Pratiques et Théories de l’Art Contemporain).
[1] Par exemple, le protocole de Scripts pour un message d’absence (partition de travail n° 5)
mentionne une bibliographie qui regroupe les essais de Wendy Brown, Patrick Cingolani, Guy Debord,
Frédéric Lordon, Sylvain Piron, Alain Supiot et Edward P. Thompson.
[2] Lors d’une conversation, Matthieu Saladin évoque l’exposition « Mémoires d’aveugle », organisée
par Jacques Derrida au Musée du Louvre en 1990 et dont l’enjeu peut se résumer à travers cette
phrase du philosophe : « Toute l’histoire, toute la sémantique de l’idée européenne, dans sa
généalogie grecque, on le sait, on le voit, assigne le voir au savoir. » Jacques Derrida, Mémoires
d’aveugle : l’autoportrait et autres ruines, cat. exp. (musée du Louvre, Paris,
26/10/1990-21/01/1991), Paris, Réunion des musées nationaux, 1990, p. 18. Interrogeant le visible
à l’aune de l’invisible, cette exposition offre un écho à la démarche de Matthieu Saladin, qui cherche
à mettre en lumière les rapports de pouvoir induits par l’économie politique occidentale.
[3] Dans un texte de 2019, Véronique Goudinoux revient sur cette définition, à partir de celle
formulée par Hannah Arendt : « L’espace public (au sens du domaine politique) est donc avant tout
celui soustrait à l’espace des relations économiques, exempt, donc, de relations de domination […]. »
Véronique Goudinoux, « Pratiques de co-création et mondes temporaires », dans Céline Poulin et
Marie Preston (sld), Co-Création, Paris, Empire, 2019, p. 89.
[4] Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres, Paris, Fayard, 2015.
[5] Sophie Cras, Écrits d’artistes sur l’économie. Une anthologie de modestes propositions,
Paris, B42, 2022, p. 7.